Christian Dufour,
Les Québécois et l’anglais. Le retour du mouton, (2008)

>>> Tiré du Bulletin d'histoire politique, vol. 18, no 1 (automne 2009) : 306-310.

Recension : Michel Paillé

On se rappellera que les lois 22 et 101 votées au cours des années 1970, ont profondément choqué la communauté anglophone du Québec. Une longue lutte devait s’ensuivre, tant sur la place publique que devant les tribunaux. Faisant flèches de tous bois, les opposants au principe même d’une politique linguistique ont cherché à discréditer ces lois en déformant les intentions gouvernementales. Accusés de fermeture sur eux-mêmes, les francophones ont été montrés du doigt comme voulant retrouver l’unilinguisme français, réel ou supposé, de leurs ancêtres.

Dans les discours que M. Camille Laurin a prononcés en 1977, un démenti formel a été énoncé plus d’une fois. Devant l’Association des manufacturiers canadiens, M. Laurin s’exprimait on ne peut plus clairement (2 mai 1977): «certains détracteurs de notre politique veulent [la] caricaturer sous l’image d’un repli sur soi, d’un unilinguisme qui [nous] couperait du reste de l’Amérique du Nord. Rien n’est plus faux, car tel n’est pas du tout notre intention»[1].

Mais la caricature a duré et dure encore. Si on se donnait la peine de compter toutes les fois où il a été nécessaire de faire la distinction entre le bilinguisme institutionnel et le bilinguisme individuel, on arriverait sans doute à un résultat fort impressionnant. Je ne compte plus les fois où j’ai eu à faire cette distinction pour écarter, parfois d’entrée de jeu, ce qui m’apparaissait comme une manœuvre de diversion, voire d’intimidation. Plus de 30 ans après l’adoption de la loi 101, d’aucuns cherchent encore à culpabiliser la majorité francophone du Québec relativement à la question linguistique. Souvent avec succès.

Hélas, à trop insister sur le bilinguisme individuel pour mieux défendre une politique linguistique cherchant à contrer le bilinguisme institutionnel, a eu ses effets pervers. En témoigne, cet essai de M. Christian Dufour où l’auteur s’interroge, entre autres questions, sur les «conséquences politiques de nature collective» de «la généralisation du bilinguisme sur le plan individuel» (p. 72).

Deux faits politiques ont poussé Christian Dufour à écrire ce livre: la décision du gouvernement Charest d’enseigner l’anglais comme langue seconde dès le début du primaire depuis septembre 2006, et une déclaration de Mme Pauline Marois selon laquelle «tous les québécois devraient être bilingues en sortant de l’école secondaire ou du cégep» (p. 57). Voilà ce qui a motivé Dufour à s’adresser à ses compatriotes pour les convaincre «du pouvoir dont ils disposent sur le plan collectif [et] sur le plan individuel» (p. 104) pour résoudre quelques problèmes touchant la question linguistique.

Dès la première phrase de l’introduction, Dufour ne cache rien de la mission qu’il se donne: «Ce livre est un signal d’alarme, ce livre est un coup de poing» (p. 13). À peine quelques pages plus loin, fidèle à son intention, il n’y va pas de main morte: «ce qui est en jeu ici, c’est la volonté des francophones de continuer à imposer collectivement et individuellement leur langue dans le contexte inédit de la mondialisation. S’ils ne sont pas capables de donner un franc coup de barre à cet effet, je ne vois pas comment le français au Québec pourrait avoir véritablement de l’avenir» (p. 17). On ne saurait être plus clair.

Ce qui agace Christian Dufour ne tient pas au fait que les francophones du Québec apprennent l’anglais. Car sur ce point, il y a consensus. Qui ne reconnaît pas que connaître une ou plusieurs langues secondes est un enrichissement personnel ? Ce qui dérange, c’est ce comportement de nombreux francophones à s’exprimer en anglais lorsque ce n’est pas absolument nécessaire. On va même jusqu’à «répondre en mauvais anglais à des Québécois issus de l’immigration qui s’étaient pourtant adressés à [leur interlocuteur] en français» (p. 22), ce qui est plus grave. Ce faisant, ces francophones font du français une langue vernaculaire plutôt que la langue commune de tous.

Aux yeux de Dufour, ce sont là «des réflexes de conquis» (p. 81), des comportements de moutons aliénés tout à fait incompatibles au développement d’une société qui a décidé il y a plus de 30 ans, d’assurer la pérennité de sa langue, le français. «Ces francophones, à qui il n’est même pas demandé d’imposer leur langue à quelqu’un de réticent, mais simplement de la parler à un concitoyen [...], ne semblent pas réaliser ce que leur attitude implique pour l’avenir de leur collectivité» (p. 22). Attitude d’autant plus paradoxale que «des immigrants à qui on a imposé le français» commencent à se plaindre que cette langue «ne leur sert pas à grand-chose» (p. 23).

Ce comportement est d’autant plus grave que le Québec accueille de plus en plus d’immigrants dans un contexte de faible fécondité. La force de l’essai de Christian Dufour se trouve justement dans l’insertion de la question linguistique dans son contexte démographique qu’il connaît très bien dans ses grandes lignes, y compris à propos des «transferts linguistiques» qui ne font pas le poids face à notre faible fécondité (p. 51)[2]. «Car l’essentiel, en ce domaine est de nature démographique: c’est la loi inéluctable des nombres» (p. 46). Contrairement à certains qui refusent de voir la réalité bien en face, il reconnaît que l’histoire «de la collectivité canadienne-française [...] est celle d’une peau de chagrin» (p. 49), ce que les dernières projections démographiques ont confirmé, tant pour le Québec que pour l’ensemble du Canada[3].

Que faire face à une telle situation ? D’abord, dénoncer comme le fait Dufour la volonté, de plus en plus affirmée, d’instruire «le plus grand nombre possible de Québécois» (p. 60), voire tous les Québécois, pour qu’ils deviennent de parfaits bilingues avant d’entrer à l’université ou sur le marché du travail. Outre le premier ministre et la chef de l’opposition officielle, il fustige plus particulièrement à cet égard les jeunes du parti libéral du Québec et le rapport de la commission Bouchard-Taylor (p. 57-61). Ainsi, parmi les 12 propositions que Christian Dufour formule (p. 139-141), la dixième recommande que notre réseau d’enseignement ne soit plus tenu de former de parfaits bilingues.

Sur ce point, je m’écarte des inquiétudes de Dufour. À l’instar de cet avocat-politologue, je déplore que de nombreux francophones s’expriment en anglais devant des personnes qui ne leur ressemblent pas par leurs traits physiques, linguistiques ou phonétiques[4]. Toutefois, je ne fais pas une lecture au premier degré des déclarations de nos leaders politiques voulant que tous les Québécois puissent parler un jour autant en anglais qu’en français. Je postule plutôt, que même si l’enseignement de la langue seconde atteignait un très haut standard de qualité dans toutes nos écoles françaises ­– objectif tout aussi louable que celui visant la maîtrise du français –, nous n’arriverons jamais à un bilinguisme intégral dans tout le Québec au sortir des études secondaires, voire des études collégiales. Ceux qui préconisent ce bilinguisme et ceux qui, comme Dufour, le craignent, ont une chose en commun: ils présument qu’une telle politique réussira. Dans certains milieux très anglicisants, notamment à Montréal, oui. À l’échelle du Québec et pour tous les jeunes d’une même génération, non.

Dufour propose aussi (recommandation 8) que le gouvernement du Québec envoie «un message clair [à] l’administration publique québécoise» réaffirmant que les services aux entreprises comme aux individus doivent être donnés en français (p. 140). Dès le chapitre premier, Dufour avait rappelé une série d’articles parus dans Le Devoir faisant état d’un bilinguisme étatique de plus en plus répandu, notamment auprès d’immigrants qui, parce qu’ils ont été accueillis en anglais à leur arrivée, doivent toujours être abordés dans cette langue par la suite. «Dans certains cas, le fonctionnaire sera même sanctionné s’il a le malheur de parler français au Québécois issu de l’immigration en question» (p. 31) ! Bref, Dufour demande de mettre fin aux «signaux extrêmement confus et contradictoires en matière linguistique»; il exige plus de cohérence (p. 87).

Ensuite, outre l’action gouvernementale nécessaire, Christian Dufour en appelle aux Québécois eux-mêmes: «autant on ne saurait se passer d’une vigoureuse action collective, autant les Québécois individuellement, de même que les entreprises qu’ils contrôlent, ont des devoirs à assumer en matière linguistique» (p. 104). «L’avenir d’une langue», ajoute-t-il plus loin, se joue aussi quotidiennement, au dépanneur du coin comme dans les centres commerciaux» (p. 111). Ainsi, sa deuxième recommandation (p. 139) est un appel au sens des responsabilités de ses compatriotes. À cela j’ajouterais que, par delà les individus, la société civile doit faire sa part. Pourquoi les groupes de pression, si prompts à descendre dans la rue pour la cause du français, n’investiraient-ils pas ce créneau ?

L’essai de Christian Dufour n’est toutefois pas sans défauts. Je compte au moins trois propositions qui, à mon sens, n’ajoute rien de neuf, ne sont pas amenées par une solide argumentation, ou s’écartent de l’essentiel.

Reprenant une recommandation faite par d’autres, l’auteur suggère que l’Office québécois de la langue française (OQLF) «relève désormais de l’Assemblée nationale» plutôt que du gouvernement (p. 140, cinquième recommandation). Cette suggestion m’apparaît incongrue, car elle aurait pour effet de scinder la responsabilité de l’application de la loi 101. Elle aurait le tort de faire passer l’OQLF – un organisme qui joue pourtant le rôle d’un ministère – du pouvoir exécutif (le Conseil des ministres) au pouvoir législatif (les 125 députés). Dès lors, les députés des partis d’opposition n’auraient plus en face d’eux, au Salon bleu, un ministre dûment assermenté pour répondre des faits et gestes de l’Office.

Il en est de même quant à l’idée de «mettre fin à la liberté de choix linguistique au niveau collégial» (p. 141, recommandation 11). Non seulement Dufour n’apporte rien de neuf quant aux tenants et aux aboutissants de cette proposition qui revient souvent comme un mantra, mais encore limite-t-il sa recommandation au «collégial public» et à certaines conditions. À titre comparatif, je soumets que notre politique d’enseignement du français aux immigrants adultes qui ne le connaissent pas à leur arrivée au Québec, laisse beaucoup à désirer[5]. Du fait qu’elle touche un plus grand nombre d’immigrants que ceux qui entrent au cégep, elle est beaucoup plus pressante. Sans compter qu’elle s’inscrit tout naturellement dans le plaidoyer de Dufour contre le mouton francophone heureux de parler l’anglais à la moindre occasion. Prenons conscience que les centaines d’immigrants unilingues anglais qui arrivent chaque semaine sans qu’on les prenne immédiatement en charge pour qu’ils apprennent le français, engraissent justement le pâturage des moutons. Bien sûr, on peut faire les deux: le cégep en français pour les jeunes et, de toute urgence, l’enseignement du français aux immigrants adultes, «dès leur arrivée», comme le dit la loi.

La troisième recommandation de Dufour place la charrue devant les bœufs. En soi, l’idée de préparer et de diffuser «des guides pour aider les citoyens à affirmer [...] la claire prédominance du français» n’est pas mauvaise (p. 139-140). Encore faudrait-il que le citoyen, celui-là même qui fait usage de l’anglais avec fierté, soit motivé à les lire et à les mettre en application. À mon avis, Christian Dufour a raté une belle occasion de proposer plutôt des campagnes de promotion du français à l’image de celles que l’État québécois fait depuis longtemps pour contrer la conduite automobile avec facultés affaiblies, la vitesse au volant, la violence conjugale, etc. Puisque l’auteur insiste avec raison sur le fait que le français est ce qui caractérise le mieux le Québec (p. 77, 131), pourquoi ne pas mettre à contribution nos géniales firmes de communication pour valoriser l’usage du français en toutes circonstances ? J’imagine très bien l’apport que nos humoristes pourraient apporter en la matière.

Notes et références
[1] Camille Laurin, Le français, langue du Québec, Montréal, Éditions du jour, 1977, p. 48.
[2] J’en ai fait moi-même la démonstration dans: Michel Paillé, «Un progrès continu», La Presse, 29 février 2008.
[3] Marc Termote, Nouvelles perspectives démolinguistiques du Québec et de la région de Montréal, 2001-2051, Québec, OQLF, collection: «Suivi de la situation linguistique» (étude 8), 6 mars 2008, 146 p. D’après ces projections, le Canada devrait compter bientôt 7 millions de francophones (langue parlée à la maison) mais dont la part dans la population canadienne continuera à baisser. Cependant, avant d’atteindre 8 millions de personnes, les effectifs de langue française devraient régresser.
[4] Michel Paillé, «L’aliénation des francophones», Le Devoir, 6 mai 2004.
[5] Idem, «Se donner les moyens de franciser les immigrants», Le Devoir, 23 mai 2007.