Michel Paillé, démographe
La pluie de données, d’études et de rapports qui déferlent depuis quelques mois concernant la population et la langue, invite à l’analyse. Qu’il s’agisse des données du recensement de 2006 divulguées en décembre, qu’il s’agisse du rapport quinquennal et des études de l’Office québécois de la langue française, ou qu’il s’agisse encore des compilations sur l’immigration pour l’année 2007, réflexions, analyses et propositions s’ensuivent naturellement, souvent contradictoires.
Pour notre part, déconcerté par quelques déclarations de l’Action démocratique du Québec (ADQ) exprimées à la veille de son dernier congrès, deux questions particulières nous interpellent. Il s’agit d’abord de notre politique de sélection des immigrants qui favorise ceux qui peuvent parler le français. Complémentaire de la première, il s’agit ensuite – par-delà la loi 101 qui trace la voie vers l’école française pour les enfants –, de la francisation des immigrants adultes qui arrivent ici sans connaître notre langue officielle.
Depuis plusieurs décennies, le Québec cherche à recruter le plus grand nombre possible d’immigrants sachant parler le français. C’est tout naturel de faire ainsi, car la connaissance du français facilite d’emblée l’intégration à une société majoritairement francophone, tout en réduisant les coûts de la francisation de ceux qui ne connaissent pas notre langue.
La proportion des immigrants qui connaissaient le français avant d’arriver ici en 1997 n’était que de 36%. En 2006, elle atteignait 58%. Mieux encore, les données qui viennent d’être divulguées pour 2007 montrent une proportion de 60,4%. Voilà donc une décennie d’efforts couronnés de succès.
Toutefois, il y a un revers à cette médaille.
Des immigrants de plus en plus
nombreux à connaître l’anglais
En effet, plus nous avons accueilli d’immigrants aptes à s’exprimer en français, plus nous en avons recrutés qui parlent l’anglais. D’ailleurs, la tendance que nous avons décrite ailleurs (Le Devoir, 23 mai 2007, p. A7) se poursuit. Cette « prime » non recherchée résulte de l’augmentation des bilingues dont la proportion a plus que triplé : de 11% en 1997, elle atteint 37% en 2007. L’addition des immigrants bilingues aux unilingues anglais a fait passer la connaissance générale de l’anglais de 31% en 1998, à 53,5% en 2006, puis à 55% l’an dernier.
Puisque la politique de « régionalisation » de l’immigration n’a pas encore donné les résultats espérés, il s’ensuit qu’environ 3 immigrants sur 4 s’établissent toujours à Montréal. Par conséquent, l’immigration internationale alimente d’emblée le bilinguisme des Montréalais. Mais il y a plus. Parmi les immigrants adultes qui ne connaissent pas le français, 45% peuvent parler l’anglais. Contrairement aux premiers qui contribuent au bilinguisme, ceux-ci joignent les rangs des unilingues anglais.
Le gouvernement du Québec s’est engagé il y a près de 20 ans, par « contrat moral », à assurer aux adultes immigrés des services adéquats d'apprentissage du français. La loi oblige l’actuelle ministre responsable de l’immigration d’offrir des cours de français aux immigrants « dès leur arrivée ». Or, le délai moyen d’attente est, de l’aveu même du ministère, de neuf semaines. Plus de deux mois permettant aux immigrants unilingues anglais de constater que l’anglais peut très bien faire l’affaire dans leurs activités quotidiennes à Montréal. Sans compter que des emplois leur sont offerts justement parce qu’ils parlent l’anglais.
Ajuster note politique de francisation aux effectifs
Avec un niveau d’immigration de 55 000 personnes en 2010, nos obligations envers les immigrants adultes qui ne connaissent pas le français devraient nous conduire à former 17 nouvelles classes de français par semaine. Actuellement, des nouveaux groupes ne sont formés que trois ou quatre fois par années seulement.
La proposition de l’ADQ de cesser de privilégier la sélection des immigrants qui connaissent le français au profit de perspectives d’emploi plus sures, ne conduirait pas à des économies quant à la francisation. Au contraire, même en ramenant le nombre d’immigrants à 45 000, les coûts de la francisation (calculés d’après la connaissance du français des immigrants des années 1995 à 1997) seraient augmentés de 24%, même si des cours de français se donnaient davantage en milieu de travail, comme le propose l’opposition officielle. Il faudrait réduire l’immigration internationale à moins de 35 000 personnes pour réaliser quelques « économies » selon la façon de voir de l’ADQ. Bref, privilégier les immigrants qui connaissent le français est une aubaine pour le Québec.
Le portrait de la francisation des immigrants adultes n’a rien d’idyllique. La durée d’enseignement a fortement diminué. La moitié de l’apprentissage du français consiste en un « monitorat » sans objectifs précis. Il est confié à des étudiants, voire à des personnes non qualifiées. Des cours sont donnés dans des locaux vétustes, sans fenêtres ni ventilation, poussiéreux et bruyants. Les équipements laissent à désirer.
Une enquête journalistique a récemment rajouté à cet univers kafkaïen. Mal informés, les immigrants ne savent pas où aller, forçant ainsi quelques professeurs héroïques à faire du porte-à-porte pour recruter leurs élèves. Plutôt que de travailler de concert, les deux ministères concernés (Immigration, Éducation) opèrent chacun de leur côté, voire se nuisent. L’immigrant qui est pris en charge par le premier reçoit une allocation; celui qui est assigné au second, n’a rien. Bref, il est manifeste que le Québec ne respecte pas son propre « contrat moral » envers les immigrants.
Un sérieux coup de barre s’impose donc quant à la francisation des immigrants adultes. Si l’obligation qui est faite aux immigrants d’inscrire leurs enfants dans nos écoles françaises s’est avérée le joyau de la loi 101, la francisation des adultes – dont les parents des enfants de la loi 101 – laisse nettement à désirer.
Pour une « Agence de la francisation »
Si on veut toujours faire de l’immigration un facteur assurant la pérennité du français au Québec, il faudrait créer une agence gouvernementale dont l’unique mission consisterait à faire apprendre rapidement le français aux immigrants adultes. Recevant un budget adéquat, dont la part du gouvernement fédéral, cette agence devrait avoir ses professeurs, ses locaux et ses équipements. Cette agence aurait le pouvoir de placer des immigrants dans notre réseau d’enseignement, de les confier à des organismes communautaires qui contribuent déjà à la francisation, et de négocier avec les entreprises la francisation en milieu de travail.
Comme toute autre agence, conseil ou office, elle ferait rapport annuellement à l’Assemblée nationale, ce qui rendrait plus transparents les tenants et les aboutissants de la francisation des immigrants adultes. Enfin, pour plus de cohérence dans notre politique linguistique globale, cette agence relèverait du ministre responsable de la loi 101.
Notre proposition n’a rien d’un hochet pour rassurer quelques inquiets marginaux. Au contraire, étant donné que le Québec accueille de plus en plus d’immigrants et devrait en recevoir davantage encore, l’agence dont nous proposons la création dépasserait, par ses effectifs et son budget, ceux de l’ensemble des organismes actuels de la loi 101. C’est dire toute l’importance que la francisation des immigrants adultes devrait prendre dans l’ensemble de notre politique linguistique.
Note : une version plus courte de ce texte a paru dans La Presse sous le titre : Pour une « Agence de la francisation » (17 mars 2008, p. A18)