« La situation démolinguistique dans la Communauté urbaine de
Montréal et le projet de souveraineté du Québec »
Mémo au président du Conseil de la langue française, M. Marcel Masse, 27 septembre 1995
En cette période référendaire sur le projet de souveraineté du Québec,
on avance que l'avenir du français dans la région de Montréal découlera
largement du choix que feront les Québécois le 30 octobre prochain. Cette note fait le point sur cette question (1)
en donnant d'abord les faits saillants et en présentant ensuite notre point de
vue sur les conséquences éventuelles de l'indépendance du Québec sur la
situation démolinguistique à Montréal.
Les faits saillants
L'un des objectifs de la politique linguistique implantée dans les
années 70 est de faire en sorte que la population de l'île de Montréal reste
majoritairement francophone. Qu'en
est-il? Voici les faits saillants :
-
la majorité francophone de l'île de Montréal définie par la langue
habituellement parlée à la maison a mis 25 ans (1951-1976) pour perdre 4 points
de pourcentage, passant de 64 % à 60 % ;
-
la décennie 1976-1986 a
été marquée par une stabilisation de la majorité autour de 60 %; ce fait
n'est pas dû à la Charte de la langue française mais plutôt au
solde migratoire négatif plus important chez les anglophones à la fin des
années 70 suivi d'une plus faible immigration internationale au début des
années 80 ;
-
nos projections démolinguistiques publiées en 1989 prévoyaient un recul jusqu'à
58,4 % en 1991 ; le recensement de 1991 donnait 56,9 % – après avoir
retranché les résidents temporaires recensés pour la première fois (2) – pour
une perte de 3 points en 5 ans seulement ; la baisse prévue fut donc plus rapide ;
-
nos études montraient que chez les jeunes d'âge scolaire le recul était déjà
plus avancé; en effet, les écoliers de langue maternelle française de l'île de
Montréal ont perdu près de 10 points en 15 ans, passant de 63,8 % en 1971
à 54,2 % en 1986 ; en septembre 1994, ils n'étaient plus que 49,2 % ;
même si l'on choisi la langue d'usage à la maison (3), on obtient une régression :
de 55,4 % en 1986-1987 à 52,1 % en 1994-1995 ; l'apport des substitutions linguistiques à la majorité francophone n'est donc pas suffisant pour contrer
le recul ;
-
les projections de Marc Termote (1994) confirment ce recul de la majorité
francophone ; même si l'on ajoute l'île Jésus à l'île de Montréal, on peut
prévoir, selon la langue parlée à la maison, une baisse de 62,9 % en 1986
à 54,6 % en 2006 ; quant à la grande région métropolitaine, elle pourrait
voir sa majorité francophone passer de 70,7 % (1986) à 67,7 %
(2006).
Conséquences de la souveraineté
Si le Québec devenait un pays, il aurait pleins contrôles sur son
immigration internationale. D'un point
de vue démographique, il en résulterait ce qui suit::
- sélection
de tous les immigrants : contrairement à ce qui prévaut actuellement, le Québec
pourrait sélectionner tous ses immigrants plutôt que de se limiter aux seuls
immigrants indépendants ;
- les
nombres annuels d'immigrants : lorsque l'immigration internationale à
destination du Canada est très élevée par suite des politiques du gouvernement
fédéral, le Québec s'efforce à accueillir de 18 % à 20 % des
ressortissants étrangers même s'il sait qu'il ne garde que de 13 % à
15 % de la population immigrée du Canada ; cet effort est fait dans le but
de ne pas trop perdre d'importance relative dans la population du Canada qui
est en déclin et se situe autour de 25 % ; après l'indépendance, la politique
québécoise pourrait faire abstraction de cet aspect et le gouvernement du
Québec pourrait fixer ses niveaux annuels sans tenir compte de ceux du
Canada ; [...] ;
-
le choix des immigrants entre le Québec et le Canada : une fois le Québec
souverain, l'étranger qui veut quitter son pays à destination de l'Amérique du
Nord devra choisir entre trois pays : les États-Unis, le Canada ou le
Québec ; on peut penser que ceux qui choisiront le Québec auront une meilleure
idée de leur lieu de destination : un pays plutôt qu'une province où la
majorité est francophone, où le français est la seule langue officielle et où
ils ne devraient pas trouver une politique de multiculturalisme ;
- une
meilleure rétention des immigrants : le Québec retient mal ses immigrants ; on
estime qu'environ 25 % des immigrants repartent un jour ou l'autre, dont
plusieurs à destination de l'Ontario et des provinces de l'Ouest ; un Québec
indépendant devrait mieux retenir ses immigrants car ceux-ci auront sciemment
choisi le nouveau pays plutôt que le Canada ; de plus, tous départs du Québec à
destination du Canada impliqueraient une [nouvelle] démarche ; on peut donc estimer que le rendement des coûteux investissements
publics consentis en matière d'immigration internationale sera meilleur dans
un Québec souverain, comparativement à ceux d'une province canadienne que
l'on peut quitter plus facilement ;
-
la langue d'accueil : dès son arrivée au Québec, l'immigrant constate qu'il
entre dans un pays bilingue ; il n'a qu'à lire les affiches lui disant : English
or French, the choice is yours ; on peut présumer qu'un Québec indépendant
accueillerait ses nouveaux immigrants en français seulement ; peu après son
arrivée, la très grande majorité des immigrants installés à Montréal constate
l'importance de l'anglais dans sa société d'accueil ; nul doute que l'accession
à la souveraineté d'un État dont la seule langue officielle est le français
aiderait à mieux faire voir son caractère francophone qu'une province ne peut le
faire au sein d'un pays officiellement bilingue.
Il va sans dire que ces réflexions n'ont de sens que si l'éventuel
nouvel État adopte des politiques et des mesures précises. Si le nouveau pays se conduit comme si rien
n'avait changé, comme si en matière d'immigration il était toujours une province
canadienne, rien ne changera dans la perception que les immigrants se feront de
leur nouvelle terre d'accueil.
Cependant, même si le nouveau pays du Québec modifiait ses politiques
d'immigration pour tenir compte du nouveau contexte politique, la souveraineté
ne pourrait être la panacée à tous nos problèmes démographiques. Car il faudra agir en certains domaines :
-
hausser la fécondité : depuis un quart de siècle (1970-1995), le Québec a une
fécondité en deçà du seuil de renouvellement à terme de sa population ; bien que
cela soit le lot de la plupart des pays industrialisés dont le Canada en
général, cette question est plus embarrassante pour le Québec pour deux
raisons : 1) le Québec est peu peuplé et ne compte que pour environ
2 % de la population nord-américaine au Nord du Mexique, 2) la fécondité
québécoise est parmi les plus faibles des pays n'assurant plus le remplacement des générations ;
en 25 ans, le Québec accuse un déficit des naissances de l'ordre de
400 000 à 500 000 dont environ 80 % seraient francophones ;
aucune immigration internationale jumelée à une très forte politique de
francisation et d'intégration ne saurait remplacer ces naissances manquantes ;
souveraineté ou pas, le Québec ne peut faire l'économie d'une politique globale
de population qui comprendrait une politique familiale aidant les couples à
avoir les enfants qu'ils désirent (environ 2 par couple) ; au cours des vingt
dernières années, trois gouvernements se sont penchés sur la question sans
aboutir à une politique: 1) rapport Bonin des années 70, 2) rapports Johnson
et French des années 80 et 3) études non publiées du Comité ministériel permanent des affaires culturelles et sociales
(COMPACS) tablettées en 1993 ;
-
régionaliser l'immigration : comparativement à l'Ontario, le Québec compte peu
de villes de taille moyenne où l'on pourrait attirer de nombreux immigrants ; la
souveraineté ne saurait en elle-même aider à régionaliser l'immigration ;
cependant, on songe à décentraliser les pouvoirs politiques dans un Québec
souverain ; il faudra toutefois que les régions se développent économiquement
pour d'abord retenir leurs jeunes avant d'espérer attirer des immigrants en
assez grand nombre pour une répartition significative sur le territoire ;
-
l'étalement urbain dans la région de Montréal : on sait que ce qui caractérise
l'étalement urbain dans la région de Montréal, c'est le fait qu'anglophones et
allophones ne suivent pas les francophones dans les banlieues de Montérégie,
des Laurentides ou de Lanaudière ; la souveraineté ne pourra en elle-même
modifier la composition linguistique des migrations de l'île vers les
banlieues ; on ne saurait faire l'économie d'une révision de différentes politiques
qui ont pour résultante indirecte de favoriser l'étalement autour des grandes
villes, en particulier Montréal.
Conclusion
Près de 20 ans après la loi 101, la situation démolinguistique de la
région de Montréal reste préoccupante tout simplement parce qu'une politique
linguistique aussi parfaite soit-elle ne saurait 1) combler les lourdes pertes
d'une fécondité trop longtemps anémique, 2) assurer l'intégration de nombreux
immigrants trop fortement concentrés là où l'on trouve plus de la moitié des
anglophones et là où résident déjà les trois quarts des allophones. Elle reste également préoccupante parce que la Charte de la langue française n'intervient pas
dans tous les domaines où une politique linguistique complète devrait pénétrer,
sans parler bien sûr de l'affaiblissement qu'elle a subit au cours des
ans. Sans compter que cette politique
d'une province s'inscrit dans le cadre d'un pays où l'anglais est aussi langue
officielle, y compris au Québec.
Le recul de la majorité francophone dans la Communauté urbaine de
Montréal est réel et plus prononcé que ce que l'on pouvait prévoir il y a à
peine 6 ans. Déjà chez les écoliers du
primaire et du secondaire les francophones ne forment plus la moitié de la
population. Ce recul est si rapide que
l'apport de la mobilité linguistique des allophones vers le français est
insuffisant pour le contrer même si l'on suppose que le choix du français à la
maison par des écoliers est définitif.
La souveraineté du Québec pourrait améliorer les choses, notamment en
matière d'immigration. Une sélection
complète des immigrants par le Québec, un choix réel entre le Québec et le
Canada par l'immigrant, des niveaux d'immigration fixés en fonction de nos
capacités d'accueil plutôt qu'en fonction des niveaux canadiens établis par le
gouvernement fédéral et un accueil exclusivement français des ressortissants étrangers
aideraient sans aucun doute le Québec à mieux intégrer et à garder en plus
grand nombre ses citoyens d'adoption.
Encore faudrait-il cependant qu'il y ait une volonté politique en ces
domaines, ce que nous supposons.
Par contre, la souveraineté ne saurait être une panacée à nos
difficultés démographiques. On ne pourra
pas faire l'économie 1) d'une politique de la famille visant à aider les jeunes
couples à avoir les enfants qu'ils désirent, 2) d'une politique de
développement économique des régions pour qu'elles gardent leurs jeunes et pour
qu'elles attirent une part significative de l'immigration internationale et
3) de mesures visant à empêcher l'étalement urbain quasi exclusivement
francophone dans la région de Montréal.
NOTES :
(1) Il s'agit d'une ébauche à laquelle nous n'avons consacré que fort peu de
temps. Sans doute qu'il faudra revenir
sur le sujet pour vérifier certaines hypothèses, expliciter certains points,
etc. Le lecteur est prié de ne pas
considérer ce texte comme définitif ni exhaustif.
(2) En les incluant aux calculs, on obtient une proportion de francophones
de 55,9 %.
(3) Rappelons que les substitutions linguistiques chez les enfants ne sont pas tous définitifs.