Conseil supérieur de la langue française
Suivre l’évolution de la situation linguistique au Québec au XXIe siècleQuébec, 2009, iv-11 pages



Recension parue dans le
Bulletin d'histoire politiqueprintemps 2011 (vol. 19, no 3) p. 218-224


La loi 104 votée par l’Assemblée nationale en juin 2002 mandatait l’Office de la langue française – rebaptisée alors Office québécois de la langue française (OQLF) – de «surveille[r] l’évolution de la situation linguistique au Québec et [d’en faire] rapport au moins tous les cinq ans». Le premier rapport de l’OQLF a paru en mars 2008 [1].

Par la suite, le Conseil supérieur de la langue française (CSLF) a d’abord élaboré plus de 20 recommandations dans un avis portant essentiellement sur l’enseignement du français aux immigrants et sur la langue de travail [2]. Le CSLF enchaînait plus tard avec un second document que nous commentons ici.

Bien qu’elle soit très brève, cette dernière publication énonce de «grandes lignes éditoriales […] et soulève quelques questions méthodologiques» dans le but de faire du rapport de l’OQLF «l’instrument incontournable [de] la situation linguistique» (p. iii). Vu l’importance qu’on lui donne ainsi, un examen attentif de quelques remises en question que l’on y trouve, s’impose.

Géographie

Le Conseil s’étonne que l’Office ait présenté des tableaux où le territoire de la région métropolitaine de Montréal en 1996 a été «artificiellement recomposé pour ressembler à celui de 2001» (p. 9). Selon le Conseil, «[l]orsque des données trait[e]nt d’une région métropolitaine port[a]nt sur plusieurs années, il faut respecter les frontières déterminées par Statistique Canada» (p. 8-9). Cette question occupe à elle seule un cinquième du texte.

Deux faits sont exacts. D’une part, Statistique Canada modifie les limites des «régions métropolitaines de recensement» (RMR) afin de tenir compte de la croissance des migrations quotidiennes des travailleurs entre le centre et sa périphérie [3]. D’autre part, l’Office a ajusté les anciennes limites de la RMR de Montréal sur celles du recensement le plus récent dans son premier rapport comme dans certaines études l’accompagnant [4].

L’étonnement du Conseil sur cette question de géographie va à l’encontre des fondamentaux de cette discipline. Face à des découpages qui peuvent «varier d’un recensement à l’autre», les géographes Annette Ciattoni et Yvette Veyret recommandent des ajustements «lorsque l’on veut mesurer des évolutions». Elles donnent l’exemple de la population urbaine de la France qui a augmenté de 2,3 millions d’habitants entre 1990 et 1999 pour une croissance brute de 5,6%. Mais vu l’apparition de 677 communes urbaines depuis 1990 [5], elles ont ramené «[l]a croissance réelle de la population urbaine, à périmètre constant, [à] 3,1%» [6].

Cette façon de faire s’applique partout. Par exemple, on ne saurait affirmer que la population de la Confédération canadienne a augmenté de 34% entre 1901 et 1911 sans tenir compte de l’ajout de l’Alberta et de la Saskatchewan en 1905. Correction faite, on obtient 18%. L’argument du Conseil voulant que les RMR forment «un réseau socioéconomique dynamique en constante évolution» (p. 8-9) ne justifie pas un traitement différent de tous les autres types de territoire. Aussi rationnels soient-ils, tous les critères servant à leurs délimitations sont arbitraires [7].

À l’instar de Jacques Henripin il y a plus de 40 ans [8], l’OQLF devait rajuster le territoire de la RMR de Montréal. C’est d’ailleurs ce que Statistique Canada propose pour tous les types de territoire:

«Les utilisateurs qui souhaitent établir des comparaisons entre les données du Recensement de 2006 et celles des autres recensements doivent tenir compte du fait que les limites des régions géographiques peuvent changer d’un recensement à l’autre. Pour faciliter les comparaisons, les chiffres du Recensement de 2001 sont ajustés au besoin pour refléter les modifications apportées aux limites dans l’intervalle séparant les recensements de 2001 et de 2006.» [9]

Notons au passage que l’organisme fédéral contredit le Conseil quand il affirme que «le territoire de la RMR [de Montréal] en 2006 est resté le même qu’en 2001» (p. 9). C’est faux, car l’ajout de sept localités [10] a gonflé sa population de près de 30 mille personnes. Ainsi, l’augmentation quinquennale de 5,4% attribuable aux facteurs démographiques a été poussée jusqu’à 6,2% [11].

Outre que Statistique Canada rajuste le territoire des RMR pour ses propres analyses, l’agence fédérale offre, moyennant rétribution, un service de compilations des données de recensement. Or, en ce qui a trait aux limites territoriales, ce sont les clients qui les déterminent en fonction de leurs besoins. Ainsi, l’OQLF récemment, et le Conseil de la langue française jadis [12], ont commandé des données où les limites de la RMR de Montréal ont été modifiées.

Face à cette question de géographie, le CSLF se devait, il nous semble, de demander l’aide d’un organisme du gouvernement du Québec en mesure de bien l’éclairer. Vient immédiatement à l’esprit l’Institut de la statistique du Québec (ISQ). Or, comme l’ISQ reconnaît justement la nécessité d’ajuster le périmètre des régions métropolitaines [13], il était dans l’intérêt de tous de le consulter.

Loi 101

Selon le Conseil supérieur de la langue française, «[l]a sélection de l’immigration influence […] l’évolution des transferts linguistiques et la fréquentation des réseaux scolaires de langue française et anglaise» (p. 5). Si le premier élément de cette assertion est vrai, le deuxième est erroné.

Malgré les amendements apportés à la loi 101 depuis son adoption en 1977, le principal critère accordant l’admissibilité à l’école anglaise au Québec est resté le même: il s’agit de la langue d’enseignement au primaire du père ou de la mère de l’écolier [14]. Jusqu’en 1984, le lieu des études était limité au Québec («clause Québec»). Mais depuis, il a été étendu à tout le Canada en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés (art. 23, ou «clause Canada»).

Sur cette question, le Conseil renvoie à deux de ses publications. La première ne nous concerne pas [15] alors que la seconde [16] ne fait appel, ni aux critères d’admissibilité à l’école anglaise, ni à la grille de sélection des immigrants [17]. Cette étude retient plutôt la langue maternelle et le lieu de naissance des écoliers, deux caractéristiques qui, à l’instar du genre ou de la religion, peuvent varier dans le temps. Mais comme ces variations ne résultent pas de la sélection des immigrants comme telle, elles devraient être sans effet sur l’admissibilité à l’école anglaise. Quoi qu’il en soit, comme la «clause Canada» n’a jamais fait place à une «clause universelle» que certains ont réclamée, il s’ensuit que les immigrants ne peuvent inscrire leurs enfants à l’école anglaise au Québec [18].

Outre la question scolaire, les substitutions linguistiques font aussi problème.

Bien que le Conseil reconnaisse d’emblée que «la politique linguistique s’étend[e] à d’autres domaines d’intervention que ceux couverts par la Charte elle-même» (p. 1), il affirme peu après que «[l]’objectif de la Charte est de faire du français la langue de la vie publique et non de la vie privée» (p. 2). Il précise plus loin que «[l]’objectif de la francisation n’est pas une substitution linguistique effectuée en faveur du français dans la vie privée. C’est une retombée prévisible du processus de francisation, mais ce n’en est pas l’objectif premier [19]» (p. 4).

En considérant les substitutions linguistiques comme des effets collatéraux involontaires de notre politique linguistique, le Conseil va à l’encontre des intentions exprimées par le législateur. Il suffit d’en évoquer quelques-unes.

La Commission Gendron s’interrogeait sur «ce qui pourrait arriver si rien n’était fait pour corriger la situation», notamment celle des substitutions linguistiques qui avantageaient nettement l’anglais à l’époque [20]. En mars 1977, le document ministériel qui présentait le projet de loi 101 affirmait l’intention du gouvernement de renverser «une forte tendance [des immigrants] à s’intégrer au groupe minoritaire anglophone» [21] en adoptant l’anglais à la maison. Enfin, pour justifier l’objectif d’«un Québec aussi français que l’Ontario est anglais», Camille Laurin s’appuyait sur une étude montrant le choix massif de l’anglais comme langue du foyer par 40% des allophones en Ontario, contre seulement 9% en faveur du français chez les allophones du Québec, lesquels étaient plus nombreux à choisir l’anglais (23%) [22].

En somme, une intention politique a donc été exprimée. Elle visait, tout en respectant les «minorités, leurs langues, leurs cultures» [23], l’adoption du français plutôt que l’anglais comme langue d’usage au foyer. Notons enfin que le Conseil n’a jamais eu de scrupules à comparer les revenus selon le groupe linguistique, un domaine absent de la loi 101 qui touche plus sensiblement la vie privée que la langue du domicile [24].

Démographie

Le Conseil supérieur de la langue française établit une «distinction entre les études démographiques et les études sociolinguistiques». Il précise que «[d]ans le premier cas, il faut effectivement chercher à comptabiliser ou à prédire le nombre d’individus à l’unité près», tandis que «[d]ans le cas des études sociolinguistiques, ce qui importe davantage, ce sont les liens entre les variables à l’étude et les tendances sociologiques observables» (p. 6-7).

Aucune source ne permet de soutenir une telle conception de la démographie. Si cette science sociale pouvait «prédire […] à l’unité près» la population des prochaines décennies, il serait inutile d’élaborer plusieurs scénarios prospectifs: un seul suffirait [25]. De plus, aucun domaine du savoir ne se limite à la compilation et à la description, laissant à d’autres disciplines le soin d’analyser et d’expliquer.

Outre la démographie générale, le Conseil supérieur de la langue française aborde aussi la démolinguistique. Se limitant aux «substitutions linguistiques» – appelées aussi «transferts» –, le CSLF affirme que «[c]es statistiques nous informent […] sur la force d’attraction des langues dans le passé. À ce titre, elles aident à comprendre la situation actuelle, mais non à évaluer son pouvoir actuel» (p. 6). Peu importe le sens qu’il faut donner à cette affirmation obscure, un bref rappel des tendances des dernières années est plus éclairant.

Depuis le recensement de 1991, on a dénombré au Québec de plus en plus de personnes de langues maternelles tierces qui parlent le plus souvent le français à la maison: 63 400 en 1991 (13%), 82 200 en 1996 (14%), 115 000 en 2001 (18%) et 165 800 en 2006 (20%) [26]. Le même constat a été observé sur une base annuelle chez les Québécoises de langues maternelles tierces qui ont donné naissance à un enfant au début des années 2000 [27].

Il faut donc comprendre que les substitutions linguistiques ne se limitent pas à un passé ancien. Elles s’observent de plus en plus dans un passé récent comme dans le présent, et servent à entrevoir l’avenir. Comme tout autre facteur à l’œuvre (fécondité, mortalité, immigration, émigration), elles concourent à l’évolution démographique des groupes linguistiques qui composent presque toutes les sociétés.

Rappels

Le Conseil supérieur de la langue française nous rappelle (p. 4) l’«indice de langue d’usage public» (ILUP) qu’il a diffusé en 1999 [28]. Basé sur les données d’une enquête effectuée en 1997 et comprenant plus de 14 000 questionnaires, rappelons qu’il a suscité une importante controverse [29] et qu’aucune des mises à jour annoncées [30] n’a été faite jusqu’à maintenant.

En oubliant une importante dimension de l’ILUP, le Conseil fait une recommandation aux auteurs de «toutes les études des années soixante-dix à quatre-vingt-dix environ» (p. 10) sans réaliser qu’elle s’adresse également à lui. Selon le CSLF, il importerait «d’analyser la situation de communication à l’étude en fonction du lieu où se déroule l’interaction linguistique [plutôt que selon] le lieu de résidence de l’individu» (p. 10). Justement, l’indice de langue d’usage public de 1999 ne vaut que selon le lieu de résidence des personnes choisies dans l’échantillon!

Enfin, rappelons qu’il fut une époque où toutes les publications du Conseil faisaient l’objet d’une révision quant à leur qualité littéraire. Il faut regretter que ce document ait échappé à cette étape. On y trouve hélas redondances et amphigouris. Voici un exemple de chacun:

«Dans quelle mesure le français est-il la langue commune de vie de tous les Québécois dans les situations de vie publique?» (p. 1);

«La connaissance du français ne garantit pas son usage, mais elle en est un préalable et elle fait partie du contrat moral entre les immigrants et l’État: ils doivent maîtriser la langue officielle et commune de la société d’accueil et l’État doit en faciliter l’apprentissage et en favoriser l’usage, notamment en s’assurant que les services gouvernementaux sont [sic] offerts en français à la grandeur du territoire» (p. 7).

Notes et références

1 Office québécois de la langue française, Rapport sur l’évolution de la situation linguistique au Québec, 2002-2007, Montréal, 2008, 191 pages.
2 Conseil supérieur de la langue française, Le français langue de cohésion sociale, Québec, [2008], 55 pages. Depuis la loi 104, le CSLF prolonge le Conseil de la langue française (1977-2002).
3 Entre autres critères, «au moins 50% de la population active» se déplacent de la couronne vers le centre, tandis «qu’au moins 25%» font la navette en sens opposé. Statistique Canada, «Règles de délimitation des RMR et des AR»:
http://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2006/ref/dict/geo009a-fra.cfm; en ligne, 11 mars 2010.
4 Notamment dans Les caractéristiques linguistiques de la population du Québec: profil et tendances 1991-2001, 2005, 101 p.
5 Certaines d’entre elles, sinon la plupart, résultent de la transformation de localités rurales.
6 Annette Ciattoni et Yvette Veyret, Les fondamentaux de la géographie, Paris, Armand Colin, 2003, p. 86.
7 Alfred Sauvy, La population, Paris, PUF, 1966, p. 23.
8 Jacques Henripin, Les divisions de recensement au Canada, de 1871 à 1951: méthode permettant d’en uniformiser les territoires, Montréal, HÉC, 1966, 60 pages.
9 Statistique Canada, «Chiffre ajusté à cause de changement de limite», décembre 2008:
http://www.census2006.com/census-recensement/2006/dp-pd/hlt/97-550/Index.cfm?TPL=P2C&Page=SYMB&LANG=Fra&T=203&F=A&G=462&GK=CMA.
10 Il s’agit de L’Épiphanie (Ville et Paroisse), Verchères, Côteau-du-Lac, Les Côteaux, Saint-Zotique et Sainte-Martine. Statistique Canada, 92F-0138-MIF-2003-002.
11 À cet égard, voir notre «Remarque sur la région métropolitaine de Montréal en 2006» à propos de notre étude pour le compte de la Commission Bouchard-Taylor:
http://michelpaille.com/, section C.
12 C’est le cas des projections de Marc Termote, notamment L’avenir démolinguistique du Québec et de ses régions publié en 1994 par le Conseil de la langue française. La RMR de Montréal compte une population qui dépasse celle de Statistique Canada de 5,7%. Débordant le territoire officiel ici ou là, elle coupe court ailleurs (p. 261-262).
13 La situation démographique au Québec, bilan 2000, Québec, Institut de la statistique du Québec, p. 1.
14 Charte de la langue française, art. 73 1°. Des modalités ont étendu ce droit aux enfants qui avaient déjà commencé leurs études en anglais avant la loi 101 (art. 73 4°), ainsi qu’à leurs frères et sœurs (art. 73 2°). La loi prévoit aussi des exceptions et des exemptions (art. 81 et 85 à 88 inclusivement).
15 Il s’agit d’un ouvrage portant sur la langue du travail.
16 Paul Béland, La fréquentation du réseau scolaire anglophone. Une étude exploratoire des statistiques de 2000 à 2004, Québec, CSLF, 2006, 24 p.
17 Grille de sélection, ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles:
http://www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/publications/fr/divers/Grille-synthese.pdf - En ligne, 11 avril 2010.
18 Sauf exceptions et exemptions mentionnées plus haut. Des mariages mixtes entre immigrants et non-immigrants peuvent rendre admissibles à l’école anglaise les enfants de ses unions.
19 Le document du CSLF est ambigu sur ce point: si ce n’est pas un «objectif premier», doit-on comprendre que ce pourrait être un objectif second? Il semble que non, car outre le contexte, d’autres ouvrages du CSLF disent le contraire. Voir: Michel Paillé, «La portée de la loi 101 se limiterait-elle au domaine public par peur de l’assimilation?», L'Action nationale, XCVI-9, nov. 2006, p. 23-37.
20 Commission d’enquête sur la situation de la langue française et des droits linguistiques au Québec, La situation de la langue française au Québec, Éditeur officiel du Québec, 1972, tome 3, p. 170-171.
21 Gouvernement du Québec, La politique québécoise de la langue française, Éditeur officiel, 1977, p. 6-8.
22 Louis Duchesne, «Quelques données démographiques sur un Québec aussi français que l’Ontario est anglais» dans M. Amyot (éd.), La situation démolinguistique au Québec et la Charte de la langue française, Québec, Conseil de la langue française, 1980, p. 45-46.
23 La politique québécoise de la langue française, op. cit, p. 22.
24 Contrairement au revenu, il suffit de répondre au téléphone pour révéler sa langue. Les études comparatives sur les revenus sont pertinentes, car le législateur agissait aussi dans un but de «justice sociale» envers la majorité francophone: ibid., p.30-31.
25 Toutes les projections de Marc Termote commandées par le Conseil ont été faites selon plusieurs scénarios; celles de 1999 en comptent 20.
26 D’après les réponses uniques (97% du total) des quatre derniers recensements canadiens. Cette augmentation ne saurait être imputée aux substitutions effectuées avant la migration, substitutions pour lesquelles nous n’avons aucune information.
27 Michel Paillé, «Un progrès continu», La Presse, 29 février 2008.
28 Paul Béland, Le français, langue d’usage public au Québec en 1997. Rapport de recherche, Québec, Conseil de la langue française, 1999, 123 p.
29 Voir une bibliographie la concernant: Michel Paillé, «Critiques de l’Indice de langue d’usage public»,
http://michelpaille.com/, section B.
30 Nadia Bredimas-Assimopoulos et al., Le français, langue d’usage public au Québec en 1997. Rapport synthèse, Conseil de la langue française, 1999, première des deux pages 3.