Michel Paillé, Québec, Québec
18 décembre 2013
Par le projet de loi 60, le gouvernement du Québec cherche à faire affirmer, par l’Assemblée nationale du Québec, « les valeurs que constituent la séparation des religions et de l’État ainsi que la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci ». De manière plus spécifique, le projet de loi énonce
« diverses obligations pour les membres du personnel des organismes publics [...] dont un devoir de neutralité et un devoir de réserve en matière religieuse se traduisant notamment par une restriction relative au port d’un objet marquant ostensiblement une appartenance religieuse ».
Enfin, le gouvernement « réitère l’importance [que l’Assemblée nationale] accorde à la valeur que représente l’égalité entre les femmes et les hommes.
Le devoir « interne » de neutralité
Dans le débat qui a suivi l’annonce du projet de « Charte des valeurs » en septembre 2013, l’attention a principalement porté sur les contacts de première ligne entre certains employés de l’État d’une part, et le citoyen d’autre part. Cette façon superficielle de voir les devoirs de neutralité et de réserve des employés de l’État est réductrice, car elle cache la profonde dimension interne qu’ils ont.
En effet, les employés de l’État sont tenus aux mêmes devoirs de neutralité et de réserve entre eux et avec leurs supérieurs, comme ces derniers avec leurs subalternes. Partout dans l’ensemble de la fonction publique et parapublique, tout employé doit se retenir d’afficher ses opinions politiques durant ses heures de travail.
En outre, ce qui est un devoir pour les uns devient un droit pour les autres. En effet, quand tous les employés de l’État sont tenus à une neutralité politique durant leurs heures de travail, il s’ensuit que chacun a droit, de la part des personnes qui l’entourent, à la même discrétion.
Or, ces devoirs et ces droits se justifient en soi. Les reconnaître dans les lois du Québec aurait pour incidence d’assurer la neutralité de l’État en matière religieuse, ainsi que la séparation des Églises et de l’État. C’est ce que j’ai retenu en relisant certains ouvrages d’Albert Jacquard peu après son décès survenu le 11 septembre 2013 (voir mon billet au
Huffington Post Québec sur sa pensée laïque
ICI).
Des amendements nécessaires
Comme c’est l’article 10 de la Loi sur la fonction publique (chapitre F-3.1.1) qui oblige l’employé de l’État à « faire preuve de neutralité politique dans l'exercice de ses fonctions », il faudrait l’amender pour atteindre les objectifs visés par le projet de loi 60. Ainsi, 2 mots doivent être insérés dans cet article pour obtenir ce qui suit: « [...] faire preuve de neutralité politique et religieuse dans l'exercice de ses fonctions » ?
Il découle de la proposition précédente qu’il faudrait amender également, dans le projet de loi 60, les articles 3, 4 et 5, ainsi que le libellé des Sections 1 et 2 qui les chapeautent. Il est sans doute nécessaire de généraliser ces éléments de manière à faire état, à la fois de la neutralité politique déjà exigée aux employés de l’État,
et de la neutralité religieuse que le projet de loi 60 vise précisément ?
Je propose donc, en
ANNEXE à ce mémoire, une nouvelle version de cette partie du projet de loi 60 (j’ai retranché les mots inutiles, et j’ai fait des ajouts
en caractères gras).
Traditions et idéologies
Dans le débat des derniers mois, on a allégué que le port de certains vêtements ne vient pas nécessairement d’une obligation religieuse. Certains de ces vêtements seraient en effet portés en vertu de traditions remontant plus ou moins loin dans le temps, et n’ayant pas toujours un lien très clair avec une religion particulière. De plus, l’obligation religieuse au sein d’une religion donnée est souvent le fait d’une minorité des adeptes.
Si le gouvernement du Québec voulait couvrir cet aspect touchant plutôt la culture et les traditions, il pourrait devoir le préciser dans le projet de loi 60. Le cas échéant, je propose, en me servant de l’article 3 pour modèle, la formulation suivante, à charge d’en trouver une plus précise: « Un membre du personnel d’un organisme public doit faire preuve de neutralité politique,
religieuse ou parareligieuse dans l’exercice de ses fonctions. »
Par ailleurs, il m’a toujours semblé que l’article 10 de la
Loi sur la fonction publique donne au mot « politique » un sens très large. En effet, l’obligation de neutralité politique ne concerne pas que les partis politiques québécois et canadiens, mais également tout le domaine des idéologies. Par exemple, on ne saurait imaginer un ministère ou un organisme québécois qui aurait laissé certains employés afficher ouvertement leurs affinités avec l’organisation terroriste
Sentier lumineux au Pérou dans les années 1980 et 1990. De même aujourd’hui, qu’il s’agisse de l’idéologie du
Front national (France) ou des méthodes les plus draconiennes et dangereuses de Greenpeace.
Ainsi, pour assurer au projet de loi 60 la plus grande transparence possible à cet égard, je propose de faire suivre le mot « politique », par le mot « idéologique », tant dans les articles 3, 4 et 5 de ce projet de loi, que dans l’article 10 de la
Loi sur la fonction publique.
Le secteur privé
Le projet de loi 60 crée deux catégories de travailleurs, situation renforcée par les propositions précédentes. En effet, les employés du secteur privé ne seront pas assujettis au même devoir de neutralité, et n’auront par conséquent pas droit au même climat de travail.
La
Charte des droits et libertés de la personne du Québec reconnaît déjà des droits à tous les travailleurs en stipulant, depuis 40 ans, que
46. « Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique ».
En 2006, l’Assemblée nationale a élargi ces droits en ajoutant qu’ils devaient s’exercer
46.1. « [...] dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité ».
Pour mettre à niveau tout le monde du travail, et éviter toute forme de discrimination, un nouvel article devrait normalement déclarer ce qui suit:
46.2. Toute personne qui travaille a droit de travailler dans un environnement exempt de tout message à caractère politique, idéologique, religieux ou parareligieux.
Mais comme aucun parti politique ne s’est engagé lors de la dernière campagne électorale à étendre au secteur privé les devoirs et les droits des travailleurs en matière politique, idéologique, religieux et parareligieux, on ne saurait pour le moment amender le projet de loi 60 en ce sens.
Où est passé la pérennité du français ?
L’article 41 du projet de loi 60, qui amende l’article 9 de la
Charte des droits et libertés de la personne, fait état, entre autres, de « la primauté du français ». Il s’agit sans doute d’un lapsus, car on devrait plutôt parler de « pérennité du français ».
La
Charte de la langue française votée dans les années 1970 visait la pérennité du français. Mais les tribunaux ont restreint la portée de cette loi en imposant le concept de « primauté », notamment dans l’affichage commercial. Hélas, au fil des ans, ce concept est entré inconsciemment dans le vocabulaire, y compris chez certaines personnes qui défendent avec beaucoup de vigueur la politique linguistique.
Or, je constate que dans certains milieux, d’aucuns se satisfont d’une « primauté » qui donnerait au français une courte priorité sur l’anglais. L’effet tache d’huile de cette dérive est nocif pour l’avenir de la langue officielle du Québec. On en vient à viser le minimum, voire à considérer que l’objectif visé serait atteint.
Assurer la pérennité du français au Québec est beaucoup plus exigeant pour un îlot francophone à la périphérie Nord-Est de l’Amérique du Nord, le plus puissant pôle anglophone de la planète. Sans compter qu’en cette époque de mondialisation, l’anglais renforce jour après jour son statut de
lingua franca à l’échelle de la planète.
On me permettra de simplement rappeler, que lors du débat sur le projet de loi 101 en 1977, le gouvernement voulait faire du Québec un territoire « aussi français que l’Ontario est anglais ». Or, comme je l’ai montré à quelques reprises, nous sommes encore loin de cet objectif. Par conséquent, c’est encore la pérennité du français, et non simplement sa primauté, qu’il faut avoir dans la mire.
ANNEXE
SECTION I
DEVOIRS
GÉNÉRAUX DE NEUTRALITÉ ET DE RÉSERVE
3. Un membre du personnel d’un organisme public doit faire preuve de neutralité politique et religieuse dans l’exercice de ses fonctions.
4. Un membre du personnel d’un organisme public doit faire preuve de réserve en ce qui a trait à l’expression de ses opinions politiques, ainsi que ses croyances religieuses dans l’exercice de ses fonctions.
SECTION II
RESTRICTION RELATIVE AU PORT
DE TOUT SIGNE
DÉMONSTRATIF
5. Un membre du personnel d’un organisme public ne doit pas porter, dans l’exercice de ses fonctions, un objet, tel un couvre-chef, un vêtement, un bijou ou une autre parure, marquant ostensiblement, par son caractère démonstratif, une opinion politique ou une appartenance religieuse.